LA PREMIERE. GENERATION: CORNEILLE
du passe: on y cherchait des règles pratiques de morale individuelle ou de politique. ~
d) LE GOUT DE LA POLITIQUE. - Corneille, en s'attachant surtout a la politique dans l'histoire, était donc d' accord avec ses contemporains. II s'y complut d'autant. mieux que la politique offrait a ses personnages précisément Ie genre d'activité qui leur convenait : la réflexion y mène tout, les actes y résultent d'un choix volontaire et non d'une impulsion aveugle. Elle joue exactement dans ses tragédies le rôle que jouent les discussions d'affaires et les combinaisons commerciales dans les romans de Balzac. Quand elle ne mène pas l'action, elle fournit le milieu dans lequel baigne l'intrigue. C'est pourquoi il a travaille de préférence sur l'histoire romaine, la plus politique de toutes les histoires. II y trouvait sans cesse matière a maximes sur la guerre civile, a controverses sur la monarchie et la république, dont le présent pouvait faire son profit.
e) LE TYPE ROMAIN. - Et il y avait aussi une sorte d'harmonie préalable entre le caractère qu'il rêvait pour ses héros et le type conventionnel du Romain : énergique, tenace, maitre de soi. II faut en effet se garder de croire que Corneille, en peignant ses Romains, ait voulu faire revivre des personnages historiques. II a pris le type oratoire du Romain tel que le lui offrait une tradition très ancienne, celle des rhéteurs, des satiriques, des moralistes qui, au cours des âges, l'avaient pare de toutes les vertus pour mieux écraser par comparaison la petitesse de leurs contemporains. Mais a ce mannequin glorieux, il a mis un ressort qui l'anime : une âme contemporaine. Ne nous y trompons pas : il n'y a de grand, de vrai dans les Romains de Corneille que ce qui est du XVIIe sièc1e, c'est-a-dire le mécanisme moral. En effet Corneille n'a point invente de toutes pièces l'âme de ses héros. On le croit trop souvent, parce qu'on pense à Racine en parlant , de Corneille. Sans doute la nature que peint Racine est plus vraie pour nous. Mais ne pourrait-on pas _ dire que cette vérité date précisément de Racine? Racine a aperçu et décrit des états d'âme qui sont devenus de plus en plus fréquents et universels, des sensitifs et des impulsifs, des nerveux et des femmes. Corneille est d'un autre temps: il a et il exprime une nature plus forte et plus rude, qui a longtemps été la nature française, une nature intellectuelle et volontaire, consciente et active. En son temps surtout, c' était la vérité. II y a donc une Harmonie complète entre !'invention psychologique de Corneille et l'histoire réelle des âmes de ce temps-la : même les femmes sont peu féminines; leur vie intérieure est plus intellectuelle que sentimentale. Descartes, nous l'avons vu, confirme pleinement Corneille. Corneille a simplement pousse au sublime l'état d'âme de ses contemporains.
LA CONNAISSANCE PRINCIPE, DE L'AMOUR-. Rien n'est plus caractéristique que sa théorie de l'amour. C'est la pure théorie cartésienne. L'amour est le désir du bien; donc il est
régies par la connaissance du bien. Ce qu'on aime, on l’ aime pour la perfection qu'on y voit : d'ou, .quand cette perfection est réelle, la bonté de l’ amour, vertu et non faiblesse. Première conséquence : on ne saurait parler du conflit du devoir et de l’ amour, dans Le Cid par exemple, au sens courant que l'on donne a ces deux mots. Rodrigue aime Chimène, Chimène aime Rodrigue parce que chacun estime la grandeur d'âme de l'autre et le conçoit comme le bien le plus élevé auquel vouer sa vie. Aussi ni l'un ni l'autre, quand ils sont séparés par les événements, ne songent a renoncer a cet amour. Seulement ils le subordonnent a un bien supérieur qui est lasatisfaction due à l'honneur. La lutte entre le devoir et l'amour devient donc proprement le conflit entre deux devoirs: celui qu'on ne prend point pour règle et celui qu'on suit. Et chacun des héros se rend plus digne d' amour par les sacrifices qu'il fait; car l'estime ou l'autre le tient grandit. Ecoutez Rodrigue; ...J e t'ai fait une offense et j'ai dut m'y porter Pour effacer ma honte, et pour te mériter. Deuxième conséquence : la raison s' éclairant peut changer L’amour. Si le bien qu'on aimait est reconnu faux, ou si on Conçoit la notion d'un bien supérieur, l'âme déplacera son amour de l'objet le moins parfait au plus parfait. C'est toute la psychologie de Polyeucte. Polyeucte aime Pauline, Qu'il vient d'épouser, « cent fois plus que lui-même; » converti et tout prés du martyre, il l' aimera : Ce nouveau terme de comparaison explique toute la transformation de son âme. Lorsqu'il connaissait mal Dieu, Pauline était tout pour lui : l' œuvre de la grâce achevée, son amour est tout a Dieu, Pauline n' est plus que sa sœur en Dieu. Même aventure arrive a Pauline : Sévère a longtemps été tout ce qu'elle connaissait de meilleur; elle l'aimait donc plus que tout. Mais Polyeucte, converti, rebelle, martyr, lui révèle un héroïsme supérieur, tandis que la situation accuse le caractère purement humain de 1'amour de Sévère; l'amour de Pauline se transportera donc a Polyeucte, d'ou. il s'élancera jusqu'à la suprême perfection, jusqu'a Dieu. Tout le mécanisme moral de la tragédie se déduit de la définition cartésienne et cornélienne de l' amour. Comme 1'amour, a bien plus forte raison, les autres passions se réduiront a la connaissance : la raison domine en souveraine dans la psychologie cornélienne.
b) LA TOUTE-PUISSANCEDE LA VOLONTE.- Elle a néanmoins besoin d'un instrument pour se manifester : cet instrument, ce s’élia la volonté. La est le trait original et capital
de la psychologie de Corneille, toujours d'accord avec Descartes, et toujours conforme aussi a la réalité contemporaine. L'héroïsme cornélien n'est pas autre chose que 1'exaltation de la volonté, donnée comme souverainement libre et souverainement puissante. II n'est rien que les héros cornéliens n'affirment· plus fréquemment ni plus fortement que leur Volonté, claire, immuable, libre, toute-puissante. Je le ferais encor, si j'avais a le faire. (Le Cid, Polyeucte.) Et sur mes passions ma raison souveraine ... (Pauline, dans Polyeucte). Je suis maitre de moi comme de l'univers Je le suis, je veux l'être .... (Auguste, dans Cinna). Même Polyeucte l'extatique, Horace le patriote furieux, Camille l'amoureuse frénétique manifestent surtout de la volonté : tous les trois ont attribue une perfection, donc une valeur infinie a l'objet de leur amour, et toutes les énergies de leur âme sont ramassées pour le servir. Tous les personnages de Corneille, du moins ceux du premier plan, les héros, sont construits sur cette donnée, les femmes comme les hommes, les scélérats comme les généreux. Tous agissent par des déterminations de la volonté, d'après des maximes de la raison. De Iii vient qu'on reproche aces caractères d'être raides, et tout d'une pièce: car tant que la raison persiste dans ses maximes, la volonté persiste dans sa conduite. De Ià vient qu'on leur reproche de se démentirait de pivoter tout d'une pièce : si parfois la raison s'éclairant change de maximes, la volonté suit, et toute l'âme; ainsi Emilie, a la fin de. Cinna : Ma haine va mourir, que j'ai crue immortelle. Elle est morte .... Et désormais elle sera paisible dans la tendresse comme elle avait été forcenée dans la fureur. De Iii vient aussi que Racine reprochait ii Corneille ses héros « impeccables » : car si les maximes de la raison sont vraies, il ne saurait y avoir place pour Ie repentir, ni pour Ie regret, ni pour le changement. De Ià enfin résulte que ces héros sont des raisonneurs, car ils n'agissent pas par aveugles impulsions. Toujours leur raison les conduit et les contrôle. Ils sont donc toujours conscients et toujours réfléchis. Cette conception a sa vérité : elle représente, en leur forme idéale, les âmes fortes et dures qui raisonnent leurs passions, les âmes des Richelieu et des Retz, des grands ambitieux lucides et actifs. Ce qui a fait le plus méconnaitre cette vérité, c'est qu'on a longtemps identifie l'héroïsme cornélien à la vertu. Or l'héroïsme cornélien n'a pas nécessairement un caractère moral. n exprime la force, et non la bonté de l'âme. Tous les mots sublimes de Corneille sont comme un jaillissement spontané de la volonté. C'est par Iii qu'ils $ont..sublimes, et non par un caractère moral que1conque. La volonté peu~ même être employée au crime: elle reste la volonte, c'est-à dire quelque chose de toujours admirable quand elle est forte; et les êtres méprisables ne sont point les scélérats, mais les faibles. En vérité, tous ces personnages sont comme éclairés par un jour d'atelier : en pleine lumière, ceux dont la force peut tout; dans l'ombre, ceux dont la faiblesse n'ose rien. Et ce spectacle comporte bien une moralité, mais très participerai : c'est que l'énergie est la qualité propre des grandes âmes et la condition des grandes choses. Ce théâtre, disait justement Voltaire, est une « école de grandeur d'âme. »
c) QUE LA TOUTE-PUISSANCE DE LA VOLONTE FlGE L'ACTION. -- Cette conception de la volonté toute-puissante est-elle dramatique? Car la volonté, pour être la volonté, doit rester identique a elle-même, contrôlant les forces inferieures de l'âme, réglant rapidement toutes les difficultés. Comment donc soutenir 1'action morale? Par l' action extérieure : en fournissant a la volonté toujours de nouveaux obstacles, toujours de nouveaux efforts; et nous sommes ainsi ramenés a la structure de !'intrigue indiquée plus haut. Mais cependant, qu'arrivera-t-il, quand la volonté sera présentée dans sa force maxima, dans sa pureté s supérieure : dominatrice, sereine, immuable? II fallait bien en venir a la peindre ainsi, du moment qu'on la prenait pour élément essentiel de la psychologie dramatique. Et c'est ainsi que Corneille a conçu le caractère de Nicomède : toutes les passions du dedans supprimées, toutes les passions du dehors, chez les autres, impuissantes, la volonté, maitresse d'elle-même, supérieure à la fortune, demeure disponible et oisive. Plus d' effort a faire; plus de passion, partant, ni de violence. Plus d'action non plus. Que reste-t-il? II n'est pas besoin que la volante s'arme, pour écraser les petits ennemis qui la menacent : le mépris suffit. D'ou la hautaine et calme ironie de Nicomède, qui est le pur héros cornélien. Le poète était assez fier d'avoir fonde dans cette pièce une nouvelle sorte de tragédie, sans terreur ni pitié, avec 1'admiration pour unique ressort : il ne s' apercevait pas qu'il la fondait dans le vide. En effet, plus la Volonté est pure, moins la tragédie sera dramatique : ce qui est dramatique, ce sont les défaites ou les demi-succès, ou les lentes et couteuses victoires de la volonté, ce sont les incessants combats; mais la domination absolue et incontestée de la volonté n'est pas dramatique. Nicomède est un coup de génie que Corneille n'a pas pu répéter. Les autres pièces sont dramatiques précisément dans la mesure ou la volonté demeure éloignée de sa perfection, et en proportion de la force des éléments qui 1'en éloignent. Ce sont les combats de la passion contre la volonté qui font la beauté dramatique du Cid, de Polyeucte, de Cinna. Corneille est un excellent écrivain : il parle la langue de son temps, qui a parfois' vieilli, une langue un peu dure, un peu tendue, oratoire et pratique plutôt que politique et sensible, - mais admirable de vigueur et de précision. Il la possède a fond et la manie avec une aisance, une habileté uniques, comme il maniait le vers : c'est- un des plus étonnants écrivains en vers que nous ayons; il semble que cette forme lui soit plus naturelle que la prose. Loin de parler de galimatias, parce que la construction a vieilli en quelques endroits -, ce qu'il faut louer, c'est la netteté, la facilite du style poétique de Corneille. Ce style n'a rien de pittoresque et ne vise pas aux effets artistiques; il n'a même pas beaucoup de couleur, sinon dans les sujets où !'imagination espagnole jette encore ses feux a travers le langage raisonnable de l'auteur français. Mais il a la force et un éclat intellectuel qui résulte du ramassé de la pensée, de la justesse saisissante des mots, de la netteté logique du discours. est uniquement un style d' action. Corneille ne cherche pas a créer avec les mots, les images, les harmonies de son vers une sorte d' atmosphère poétique ou vivront ses héros; ce serait distraire l'attention du spectateur qui doit être uniquement attentif a suivre, sur fond neutre, la courbe de leur effort. Dans aucune tragédie romaine de Corneille, il n'y a la moitie de la couleur qu'on trouve dans Britannicus. Son génie et son langage sont éminemment intellectuels; il ne regarde et n'enregistre que les mouvements de l'âme. Mais la il retrouve sa supériorité : pour marquer les mouvements de l'âme, toutes les figures de construction et de grammaire, toutes les cadences du vers, toutes les coupes du dialogue lui sont familières. II excelle a rendre le mouvement. Et son lyrisme incontestable, ce mouvement presse des pensées qui s'élancent, qui enlèvent la stance ou la strophe, tient a ce sens supérieur du rythme, - du rythme dépouillé des ressources ordinaires du lyrisme (richesse des images, délicatesse des sonorités), - du rythme a l'état pur.
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